[Entretien] Sébastien Bachollet, allons-nous entrer dans une nouvelle phase de la gouvernance de l'Internet ?

Le NETmundial se déroule au Brésil les 23 et 24 avril 2014. Cette réunion porte sur l'élaboration de principes pour la gouvernance de l'Internet et l'établissement d'une feuille de route pour l'évolution future de son écosystème.

A cette occasion, nous avons le privilège de nous entretenir avec Sébastien Bachollet, membre du board de l’ICANN, membre du conseil d’administration de l’AFNIC et Président d’honneur du Chapitre français de l’Internet Society.

[ISOC France] Tu participes depuis longtemps aux travaux de l’ICANN, quel est ton rôle actuellement ? Tu as été élu par qui et quel est ton pouvoir dans les décisions de l’ICANN ?

[Sébastien Bachollet] Je suis depuis décembre 2010 et jusqu’à octobre 2014 membre du Conseil d’Administration de l’ICANN. J’ai été élu par la structure qui représente les utilisateurs individuels de l’Internet (At-Large).

J’ai commencé à participer aux travaux de l’ICANN en 2001 en étant mandaté par le CIGREF pour être la voix des grandes entreprises basées en France. J’ai ensuite participé à la création de ALAC  (At-Large Advisory Committee) en tant que président du Chapitre Français de l’Internet Society. J’ai été vice-président de ALAC avant de devenir membre du Conseil d’administration de l’ICANN. J’ai donc une bonne connaissance de l’ICANN et de son fonctionnement.

En tant que membre du CA de l’ICANN mon « pouvoir » est une voix parmi les 16 directeurs qui votent. Je pense que mon « pouvoir » a beaucoup plus d’influence même si cela est difficile dans un monde principalement anglo-saxon.

C’est pour cela qu’il serait important que les organisations qui regroupent en France des utilisateurs de l’Internet (des entreprises ou des individus) soient plus présentes dans les débats de l’ICANN – ainsi que dans les autres sujets de la gouvernance de l’Internet.

Les français ont depuis quelques années différentes responsabilités dans les structures de l’ICANN. Pourtant cela n’a pas (encore) été pris en compte par les différents acteurs de la gouvernance de l’Internet en France en particulier les pouvoirs publics.

[ISOC Fr.] Le 14 mars dernier, le secrétaire adjoint du Département du Commerce (DOC) américain Lawrence Strickling a déclaré « Le temps est venu de lancer un processus de transition ».
Pourquoi assistons-nous aujourd’hui à une telle réorganisation des cartes de la gouvernance de l’Internet ? Est-ce dû au contexte international marqué par l’Affaire Snowden, aux pressions internationales initiées par les pays émergents, à l’exponentielle croissance des usages Internet partout dans le monde, à la personnalité du Président de l’ICANN ?

[S.B.] Il faut d’abord bien voir que ce n’est pas une question nouvelle. En effet le transfert de l’ensemble des responsabilités du DOC des USA dans le domaine de la gouvernance des identifiants uniques de l’Internet était prévu dès la création de l’ICANN. Pour cela il fallait qu’un certain nombre d’éléments soient réunis :

  • L’ICANN doit être prête aux yeux du DOC/NTIA et d’autres acteurs ;

C’est là où le choix du CEO et Président de l’ICANN a son importance, car il a à la fois réorganisé l’ICANN (l’équipe de permanents), fait évoluer l’implantation mondiale de l’organisation et engagé celle-ci dans des échanges avec toutes les structures externes à l’ICANN sans négliger celles avec les participants aux travaux « internes ».

  • Une participation large, régulière et engagée des différentes parties prenantes ;

Deux catégories d’acteurs devaient trouver une place et s’organiser pour être en mesure d’exprimer une position. Ce sont d’une part les gouvernements, avec le GAC qui regroupe actuellement plus de 120 représentants de pays et d’autre part les utilisateurs individuels, avec At-Large (ALAC) qui regroupe plus de 160 structures locales dans plus de 100 pays.

Mais il est certain que l’ensemble des événements internationaux liés à la gouvernance de l’Internet ou ayant des répercussions sur celle-ci, même s’ils n’ont pas été déclencheurs, doivent être pris en compte dans les solutions futures. Cette prise en compte est nécessaire autant pour les questions de globalisations de la tutelle de la fonction IANA que pour les questions de gouvernance de l’Internet hors de la responsabilité de l’ICANN (comme le spam ou la cyber-surveillance).

Avant l’annonce du DOC , 3 sujets ont agité la communauté de la gouvernance d’Internet :

  • les révélations du rôle de la NSA par Snowden,
  • les réactions de la Présidente du Brésil, à ces révélations,
  • la publication de la Déclaration de Montevideo appelant à mettre en place une coalition multi-acteurs pour la gouvernance de l’Internet.

Ces sujets ont été discutés dans différentes enceintes, comme à la 8ème réunion du Forum de la Gouvernance de l’Internet (FGI) qui a eu lieu à Bali (Indonésie) en octobre 2013 et dont l’objet même est de traiter de l’évolution de la gouvernance de l’Internet.

Les révélations de Snowden remettent en cause de façon plus aigüe et plus essentielle la place du gouvernement américain dans le dispositif de gestion et de gouvernance de l’Internet. Avec la déclaration du DOC concernant la tutelle de la fonction IANA, tous les éléments sont réunis pour que la recherche de solutions de remplacement soit sur l’agenda de tous.

La déclaration commune dite de Montevideo, à l’occasion de la réunion début octobre 2013 des responsables de 10 organisations I*, est une réponse à la situation (ces 10 organisations, dites I*, gèrent au jour le jour les aspects techniques du fonctionnement de l’Internet et sont les 5 RIR – Afrinic, Arin, Apnic, Lacnic, RIPE NCC – Internet Architecture Board, ICANN, IETF, Internet Society Monde et W3C) . Dans un des points retenus, « ils ont identifié la nécessité d'efforts continus pour relever les défis de la gouvernance de l'Internet, et ont convenu de catalyser les efforts à l'échelle communautaire à l'égard de l'évolution de la coopération multipartite mondiale d’Internet. »

Les débats sur le transfert des responsabilités du DOC à un processus multi-parties prenantes ont été lancés lors de la réunion de l’ICANN à Singapour en mars dernier. Ils se poursuivront au Brésil pendant NETmundial mais surtout à Londres en juin prochain lors de la 50ème réunion de l’ICANN où sont organisés deux événements importants et complémentaires :

  • La réunion de haut niveau des gouvernements membres du GAC,
  • Le second Sommet des Structures At-Large qui verra la participation d’un représentant de chacune des 160 organisations d’utilisateurs venant du monde entier.

[ISOC Fr.] Une gouvernance de l’Internet peut-elle être davantage multipartite ? Quelles évolutions cela exigerait, de la part des Etats et de la part de l’ICANN ?

[S.B.] Tout le monde devra s’adapter et évoluer. Les Etats et l’ICANN, mais aussi les organisations intergouvernementales (y compris l’Union Internationale des Télécommunications),  les organisations de la Société Civile et du secteur privé ainsi que l’ensemble des structures en charge de l’évolution technologique et technique de l’Internet.

Les Etats devront décider s'ils acceptent de s’asseoir à la même table que les autres acteurs de l’Internet, sur un pied d’égalité, ou s'ils vont préférer une solution intergouvernementale ou encore s'ils vont exiger des prérogatives particulières leur donnant in-fine le dernier mot.

L’ICANN devra continuer à évoluer pour être toujours plus globale, plus inclusive et plus agile.
La place des Etats-Unis n’est pas que dans la tutelle de la fonction IANA par le DOC, elle se retrouve aussi dans l’ensemble de la structure de l’organisation (comme souvent, le diable est dans les détails).

[ISOC Fr.] Quelle est l’originalité du sommet NETmundial des 23 et 24 avril 2014 ? Que peut-on attendre de ce sommet ? Pourquoi est-il décisif dans ce contexte de réorganisation de la gouvernance de l’Internet ?

[S.B.] Pour mettre en place une gouvernance davantage multipartite et décentralisée de l’Internet, il faut un lieu où en débattre. L’urgence de la situation et la volonté du Brésil de faire bouger les choses et les lignes ont conduit à l’organisation de NETmundial à Sao Paolo. La Présidente du Brésil avait d’abord appelé devant l’Assemblée Générale des Nations-Unies à la mise en place d’une solution multilatérale (c’est à dire au niveau uniquement des gouvernements et/ou des organisations internationales intergouvernementales).

Suite à la Déclaration de Montevideo, le PDG de l’ICANN Fadi Chehadé a eu une entrevue avec la Présidente Dilma Rousseff à Brasilia, qui a débouché sur une proposition brésilienne d’organisation d’un « sommet » pour faire le point sur l’ensemble des questions touchant la Gouvernance de l’Internet et réunissant des représentants de l’ensemble des parties prenantes du maximum de pays du Monde.

Un certain nombre de sujets relatifs à la gouvernance de l’Internet n’ont pas de cadre pour être traités, du moins pas de cadre accepté par tous. Plusieurs de ces sujets ont été évoqués, comme par exemple le spam, la défense des enfants et des jeunes contre la pornographie en ligne, l’usage des données collectées…

L’objectif de NETmundial n’est pas de trouver des solutions à chacun des problèmes qui touchent l’Internet mais de mettre en place un cadre ouvert et multi-acteurs permettant ensuite de chercher des solutions. En d’autres termes de développer un nouveau modèle pour la Gouvernance de l’Internet.

En reprenant l’image de Fadi Chehadé, l’idée est de créer une machine à faire des pâtes et non de réaliser la recette de différentes pâtes.

Le nom de la conférence NETmundial fait référence à la coupe du monde de football. Il faut espérer que le résultat de NETmundial sera que nous sortirons tous vainqueurs à la différence de ce tournoi sportif où il y aura un seul vainqueur et beaucoup de perdants.

Les prochains mois seront cruciaux pour la défense d’un modèle réellement multi-acteurs et pour sortir de la bataille d’influence que se livrent les états entre eux sur le contrôle des ressources critiques de l’Internet.

La recherche d’un cadre acceptable et accepté par le plus grand nombre permettant de trouver des solutions aux problèmes posés à l’Internet aujourd’hui doit être l’objectif de la réunion qui aura lieu au Brésil. Les discussions devront aborder :

  • les questions d’institutionnalisation du/des cadre(s) possible(s) et qui fonctionnent effectivement et efficacement,
  • les processus de décision (allant du vote au consensus)…

Depuis les révélations de Snowden jusqu’aux déclarations du DOC, les débats se sont multipliés. Chacun essaye de prendre position sur l’échiquier mondial de la gouvernance de l’Internet. Mais les positions des uns et des autres bougent très vite, après une période de quasi « guerre froide » qui remonte au dernier Sommet Mondial des Nations-Unies sur la Société de l’Information.

La conjonction de l’actualité et du calendrier international (plénipotentiaire de l’Union Internationale des Télécommunications, discussions aux Nations-Unies sur l’organisation d’un nouveau Sommet Mondial…) rend urgente une réflexion approfondie et la construction d’un consensus le plus large possible sur la mise en place d’une nouvelle gouvernance de l’Internet, inclusive et ouverte à toutes les parties prenantes.

Si nous n’arrivons pas à construire ce consensus, nous laisserons la place à l’affrontement stérile des états, à la puissance des lobbys privés, aux calculs bureaucratiques des organisations internationales. Si nous ne nous engageons pas résolument dès maintenant dans les discussions sur l’avenir de l’Internet, nous laisserons d’autres décider pour nous. Les utilisateurs et les acteurs français de l’Internet méritent mieux. Le Monde aussi !

[ISOC Fr.] Merci Sébastien pour cet entretien permettant de mieux comprendre les enjeux de la gouvernance de l'Internet.

[S.B.] Merci à vous. Je suis très enthousiaste concernant la réunion du NETmundial... peut-être cet événement nous permettra-t-il d'entrer dans une nouvelle phase de la gouvernance de l'Internet !

 

 

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