Les mythes fondateurs sont tombés sur la tête
Toujours d'actualité, cette tribune est une réédition d'un texte paru dans http://www.societesdelinformation.net
#73 • novembre 2010
Du mythe fondateur à Apple, de Moore à la longue traîne, du complot aux croyances dans le progrès, Internet est devenu le creuset où se déversent tous les espoirs de l’humanité. Relier les hommes sans distinction aucune, s’affranchir des frontières et des distances, et résoudre en quelques clics les problèmes du Monde… Tout un programme !
D’un mythe à l’autre, de théorie en prophétie, en cette fin de temps où la croissance infinie perd de ses adeptes, en visiter les symboles s’impose aujourd’hui pour mieux cerner les craintes et les espoirs qui accompagneront les évolutions de demain…
Le mythe fondateur, ARPANET… ou pas !
L’armée américaine aurait été à l’origine d’Internet pour avoir commandité en 1962 un outil supposé résister aux attaques nucléaires communistes. Paul Baran imagine alors un réseau étoilé et maillé. Ainsi naît La Toile… ! Ce mythe, hérité de la guerre froide, précède celui qui, sans nier le rôle notamment financier du département de la Défense américain, attribue le fondement de l’Internet à des universitaires, en dehors de tout objectif militaire. Vinton Cerf, alors à Stanford, met au point avec Bob Kahn en 1974 le protocole Internet (TCP/IP). Il ne quittera plus le devant de la scène en fondant en 1992 l’Internet Society dans le but de favoriser le déploiement d’Internet en dehors des États-Unis, puis en rejoignant en 1999 l’Icann, garant de la stabilité des ressources Internet dans le monde. Enfin, en 2005, il intègre Google comme chef évangéliste, titre à la valeur hautement symbolique qui parachève son ascension de l’Olympe de la civilisation numérique.
Qui croquera la pomme ?
Apple fait de la mythologie un élément marketing. Créée en 1976, la firme indissociable de la personnalité de Steve Jobs choisit comme logo une représentation d’Isaac Newton et de sa pomme. Le symbole est déjà fort puisque, selon Saint-Simon en 1820, la gravitation universelle a remplacé l’image de Dieu et ouvert le Siècle des Lumières et l’évolution des sciences. La pomme arc-en-ciel lui succède, où se mêlent le mythe biblique du jardin d’Eden relié à la terre par un arc-en-ciel, la mort mystérieuse d’Alan Turing, père fondateur de l’informatique, condamné pour homosexualité, qui s’empoisonna en croquant une pomme imbibée d’arsenic, et le mythique studio Abbey Road. Audacieuse gestion de son image. Les clients d’Apple sont des êtres d’exception ; l’entreprise californienne réussit en quelques décennies à s’imposer comme le leader des usages sans avoir finalement créé ni processeur, ni souris, ni fenêtres - technologies inventées par d’autres !
Les tables de la loi
Dans les années 80, Kenneth Boulding déclarait :« celui qui croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste ». Dans la même période, la loi de Moore érige en principe que les capacités des terminaux, des serveurs et des réseaux doublent tous les 18 mois. Cette prophétie constitue encore aujourd’hui la base du modèle économique du développement de l’informatique et de l’Internet, et rythme la consommation des terminaux et l’accroissement des puissances. Le frémissement que provoquent les préoccupations écologiques, l’émergence des labels éco-responsables et leur prise en compte dans les achats d’équipements et de services aura-t-il une réelle influence sur cette loi un peu trop simpliste ? Autre loi, celle de la Longue Traîne : nouvelle théorie marketing ou nouvelle croyance, elle affirme qu’Internet permettrait de mieux distribuer les produits qui sont l’objet d’une faible demande, et que pour une entreprise qui s’organiserait pour les faire découvrir, le volume de vente pourrait alors collectivement représenter une part de marché égale ou supérieure à celle des best-sellers. Théorie fort alléchante pour assurer la diversité des contenus. Il semble néanmoins qu’elle n’ait pas encore réussi à infirmer la tendance à l’invasion progressive de la culture mainstream.
La Toile, vaste écosystème, bien plus que science exacte, et la culture qui la fonde nous aura-t-elle profondément changés ? D’aucuns prétendent, comme Nicholas Carr, auteur du célèbre « Is Google making us stupid? », que la société à l’ère du numérique va trop vite et fatalement nous morcelle au détriment de toute contemplation et de toute réflexion en profondeur.
Le temps des mythes et de leur construction s’est, en tout cas, singulièrement raccourci.
Gérard Dantec